Gouineries chaotiques #8 Ca va pas fort en ce moment, non ? Quelques bonbons littéraires pour (tenter de) tenir le coup
Bienvenue dans Gouineries chaotiques, la newsletter dédiée aux littératures lesbiennes contemporaines en France.
On a beau s’approcher du mois des Fiertés, on ne peut pas dire que l’ambiance soit aux réjouissances ce moment. Je suis un peu (oui ceci est un euphémisme) dépassé par tout ce qu’il se passe en ce moment, par un massacre relayé partout sur les réseaux sociaux mais dont les Blanc.hes ne semblent pas se soucier, par la montée du fascisme partout en Europe et ailleurs, par l’offensive transphobe en France, par le racisme autrichien qui m’empêche assez littéralement de respirer et, ajout personnel, par ma propre transition qui est légèrement plus intense que ce que j’avais anticipé.
J’ai tenté de faire l’autruche, le dos rond, tout ce que vous voulez. J’ai tenté aussi de relever la tête et de me battre. J’ai fui, pour trouver des respirations ailleurs. Et puis au final j’en reviens toujours à mes réflexes d’enfant, à une époque où tout semblait également s’effondrer autour de moi : j’ai plongé la tête dans des livres, en tentant lâchement d’oublier ce qu’il se passait, et en espérant que ça serait terminé lorsque je serai arrivé à la fin de mon roman.
Je ne vais pas faire de grands discours sur la façon dont la littérature est politique, je ne vais pas non plus écrire des phrases aux envolées lyriques sur le self care (j’ai encore plus de mal avec le lyrisme qu’avec le self care), je ne vais pas vous dire qu’on va changer le monde en lisant des livres (je pense personnellement qu’il est plus efficace de démonter des nazis), ni que tout va s’arranger. Mais je lisais tout à l’heure la newsletter de maon amix Mélie Boltz Nasr, qui m’a rempli d’amour et de douceur, et je me suis dit que j’allais tenter, à ma modeste échelle, de vous mettre à disposition quelques bonbons littéraires.
Mes bonbons littéraires, ce sont ces livres qui ont une place dans mon coeur à peu près équivalente à celle que peuvent avoir des doudous. Ils sont toujours là quand j’ai besoin d’eux, ils ne bougent pas, ne changent pas, ça a quelque chose de très rassurant dans un monde qui part en vrille. Je n’ai qu’à me lever et à les sortir de ma bibliothèque (ou de l’une des multiples piles de livres qui peuplent mon appartement), et ils sont là, prêts à répandre leur douceur sur moi.
Qu’on se mette d’accord, la sélection qui suit n’a rien à voir avec une liste de recommandations d’histoires d’amour où tout est rose et génial. J’ai une définition extrêmement subjective du terme très scientifique de “bonbons littéraires” : peut-être que ces ouvrages ne vous parleront pas vraiment, peut-être que certains choix vous étonneront. Mais voilà, je vous les donne, et libre à vous ensuite d’en faire ce que vous voulez.
Une dernière chose avant de commencer la sélection : cette newsletter est rédigée un dimanche soir, à moitié dans mon canapé à moitié sur mon balcon, alors qu’à la base je pensais binge watcher Sense 8 pour la quatrième fois. Je m’excuse auprès de celleux qui auraient attendu des analyses pointues, d’autant plus après cette pause si longue : ce soir c’est bonbons, pour les analyses on verra plus tard.
Joëlle Sambi, et vos corps seront caillasses, L’Arche, 15€
Parce que la poésie enragée me fait un bien assez incroyable, et parce que la plume de Joëlle Sambi me donne l’impression d’accéder à un niveau supérieur de sensibilité. Ce sont des textes contre le sexisme, le racisme, les LGBTI-phobies. Pour l’amour, l’amitié, le militantisme, la force des minorisé.es.
Si vous en avez l’occasion, je vous conseille vraiment d’aller la voir performer, c’est une expérience assez inoubliable (bon sinon il y a YouTube mais c’est moins bien). Vous connaissez peut-être son premier recueil, Caillasses : et vos corps seront caillasses est une version remaniée et augmentée.
Minnie Bruce-Prat, il/le, trad. Mirza-Hélène Deneuve, blast, 23€
En ces temps de transphobie destructrice, il faut évidemment plus que jamais lire les ouvrages des personnes trans. Mais ce recueil de textes/nouvelles/mini-essais est écrit par une lesbienne cis qui a longtemps partagé la vie de Leslie Feinberg, qui a écrit le cultissime Stone Butch Blues. Dans il/le, j’ai évidemment adoré les passages abordant l’éveil lesbien et la sortie de l’hétérosexualité de la narratrice, ou le bouillonnement militant de l’époque, mais en ce moment j’ai surtout en tête les textes magnifiques dans lesquels l’autrice pose son regard amoureux sur Feinberg. Parce que, plus que jamais, les personnes trans ont besoin de l’amitié et de l’amour des queers cis.
J’ai mis plein d’extraits sur Instagram.
Florent Manelli (dir.), Pédés, Points, 9,40€
Dans ce recueil qui rassemble huit contributions de personnes d’horizons très différents, une question : qu’est-ce que ça signifie, aujourd’hui, être pédé ? Mon coeur fond tout particulièrement devant le texte de Nanténé Traoré, “fille à”, et ses réflexions sur les masculinités trans ; celui d’Anthony Vincent, “Peau noir, masque arc-en-ciel”, et de son poignet qu’il casse plus que d’habitude pour que les femmes blanches aient moins peur de sa peau noire ; celui de Camille Desombre, “Pédé.s dans la peau”, pour les interrogations sur cette arnaque qu’est le genre, et pour les réflexions politiques qui appellent à se bouger.
Je suis d’avis que les gouines et les pédés ne discutent plus assez entre elleux, alors qu’on a beaucoup plus en commun que ce qu’on pense spontanément, ou que ce qu’on voudrait croire. L’alliance TransPédéGouine, ce n’est pas juste un slogan, ça devrait être une réalité bien plus répandue, particulièrement en ce moment.
Marcia Burnier, Les Orageuses, Cambourakis, 10,50€
La rage, la vengeance, la violence, la sororité, Les Orageuses c’est un cocktail explosif qui donne envie de sortir dans la rue avec ses copaines et de tout casser (et ensuite de se faire des câlins et de boire des coups en éclatant de rire à tout instant). C’est une bande de filles qui à un moment dit stop. Stop aux violences sexistes et sexuelles, stop à l’impunité des agresseurs et des violeurs.
Il y a un nom pour cette littérature, le rape and revenge : deux autres exemples sont très connus, Baise-moi de Virginie Despentes, et Dirty Weekend d’Helen Zahavi. On en trouve aussi des exemples au cinéma et dans les séries. Quand c’est bien fait, les oeuvres rape and revenge peuvent se révéler extrêmement jouissives. C’est le cas avec Les Orageuses, dont la force ne s’épuise pas.
Camille Cornu, Photosynthèses, Cambourakis, 18€
Une des parutions les plus récentes de cette sélection. Une beauté dans la langue qui fait qu’on peut rester de longues minutes sur une seule page. Une écriture de la transition – d’une transition possible – qui est aussi précise que vulnérable. Des amours queers un peu chaotiques mais douces. Des plantes, partout, pour tenter de survivre. Des réflexions sur le monde du travail, le capitalisme, le travail du sexe. L’ivresse de la nuit queer. Des doutes, toujours, des doutes plein la tête de ce personnage auquel je me suis attaché instantanément et qui semble être toujours là, en moi, quelque part.
Hannah Kent, Incandescentes, Presses de la cité, 24€
Ca commence comme un roman historique, sérieux, documenté. Nous sommes dans les années 1830, une communauté est discriminée en Prusse à cause de sa religion, on promet aux membres un Eldorado, bien loin, en Australie, où la terre est fertile et où tout est à construire. Là-bas, personne ne voudra contrôler leurs vies. C’est une narratrice un peu particulière, Hanne, adolescente, qui nous fait entrer dans ce monde. Rapidement, elle rencontre Théa qui vient d’arriver, bien sûr elles deviennent amies, bien sûr elles deviennent amantes, mais elles n’ont pas les mots pour le dire. Alors qu’elles partagent une minuscule couchette sur le bateau qui les emmène, avec le reste de leur communauté, en Australie, leur relation est bien réelle tout en n’existant aux yeux de personne d’autre.
Et puis il se passe quelque chose, et le roman, tout en restant historique, bascule dans le fantastique. D’un point de vue un peu différent, on suit l’arrivée dans la colonie, les premières rencontres avec les habitant.es, les problèmes qui en découlent. En filigrane du récit, des réflexions sur la (dé)colonisation et sur les causes des discriminations. Un pavé palpitant qui m’a tenu chaud une bonne partie de l’hiver.
Maourane Bakhti, Comment sortir du monde, Les nouvelles éditions du réel, 18€
Je ne l’ai pas encore fini (parce que je le savoure), mais je ne pouvais pas ne pas intégrer ce premier roman à cette sélection, parce qu’il a dès les premières pages gagné une place à part dans mon coeur.
Le narrateur est un enfant, adolescent puis jeune homme gay, d’une famille franco-marocaine, qui finit par fuir sa petite ville pour Paris, où il tente de trouver sa place. Il ne sait pas toujours où donner de la tête, entre une mère blanche et un père arabe, cette histoire “diluée”, la (dé)colonisation, son homosexualité qui déborde et l’encombre mais qui peut aussi se révéler joyeuse, le racisme qui ponctue son quotidien, les questions de classe sociale.
Chaque phrase est si finement ciselée qu’on voudrait l’apprendre par coeur, se la faire tatouer, l’écrire sur les murs. Il y a quelque chose de la multi-appartenance et donc de la non-appartenance qui m’a touché en plein coeur. Il y a cette langue absolument sublime et qui m’obsède.
Wendy Delorme, Viendra le temps du feu, Cambourakis, 12€
Un roman qui est assez instantanément devenu un classique lesbien à sa sortie, c’est assez rare pour être souligné. On cite et répète des phrases, on fantasme devant cette communauté de soeurs qui fuit un régime dictatorial pour vivre dans la forêt.
C’est un roman qui explore tout autant les différentes facettes du totalitarisme que celles de la résistance. C’est aussi une écriture puissante et poétique de l’amitié, de l’amour, de la sororité et de l’adelphité. C’est une traversée des liens tissés entre les minorisé.es, une déclaration d’amour à la littérature queer et aux révolutions qu’il nous faut plus que jamais mener. C’est la beauté et la violence et la rage et tout ça qui nous consume et nous anime à la fois.
Monique Wittig, Dans l’arène ennemie, Minuit, 22€
Il vient de sortir et je viens à peine de le commencer, mais grâce à l’ami Alexandre Antolin qui en a posté des passages savoureux sur Twitter, et grâce à ce que j’en ai déjà lu, je peux vous garantir qu’il s’agit d’un ouvrage explosif, qui rassemble un nombre assez impressionnants de textes de Wittig qui étaient jusque alors inédits / indisponibles / non traduits en français.
Ca regorge de réflexions sur la nécessité et les façons de détruire le régime hétérosexuel, c’est drôle et brillant, ça donne envie de descendre dans les rues pour tout brûler (oui, une fois de plus). Ca donne de l’espoir aussi, on se sent moins seul.e, on dit Merci Monique à peu près une page sur deux, on savoure la joie de pouvoir enfin accéder à ces textes, on assiste à la construction sur trente ans d’une pensée absolument radicale et sans concessions. C’est tout à la fois fascinant et inspirant, et on se demande ce qu’elle dirait si elle pouvait voir l’état du monde aujourd’hui.
Voilà, c’était la sélection de bonbons littéraires. Je m’en vais retrouver les pages sublimes de Comment sortir du monde de Marouane Bakhti.
Avant de se quitter, n’oubliez pas les choses à faire en ce moment en plus de savourer des bonbons littéraires : voter, manifester, dormir, bien manger, diffuser des informations sourcées sur les réseaux sociaux, ne pas fermer les yeux face au massacre en cours, voir ses amix et ses amant.es, soutenir les adelphes trans et/ou racisé.es.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Alex Lachkar (27 mai 2024). Gouineries chaotiques #8 Ca va pas fort en ce moment, non ? Quelques bonbons littéraires pour (tenter de) tenir le coup. Lesbiennes de chair et d'encre. Consulté le 15 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12zn7